dimanche 21 décembre 2025

Il n'y a rien - Dans le grand tout - Épisode 3


 Dans mon souvenir, il y a une source. La source des fées. Ma grand-mère me disait qu’elle ne se tarissait jamais, avant…C’était avant. Déjà dans les années 2020, une bonne partie de l’année, les têtards se faisaient rares et même, certains mois d’hiver, la fontaine était à sec. Qu’en est-il en 2089 ? Je suis impatiente de la retrouver…mais je suis vite déçue…Rendue inaccessible par la végétation, je ne peux qu’apercevoir de loin un trou sec, un gouffre de terre noire. Dans ce monde, l’eau semble encore être un problème. 

 Je continue de descendre lentement vers la civilisation. A travers le brouillard qui s’accroche aux arbres et à mes cheveux, j’avance sans savoir si je dois me méfier. Je n’entends rien, je ne vois rien. Je me souviens du cocon tiède dans lequel j’ai passé 20 ans et je frissonne. Il est temps de vivre, de sentir, de trembler de froid. On m’a vêtue d’une matière que je n’identifie pas. L’iA a sûrement révolutionné le textile : ce n’est ni chaud, ni froid, ni parfaitement perméable, ni franchement respirant. C’est un peu plastique et élastique. Une sorte de combinaison bleue. Au pied, j’ai des chaussons qui épousent la forme de mes orteils, composés de la même matière. La semelle est moelleuse et je ne sens pas les aspérités du sol. J’ai l’impression de marcher sur un nuage. Tout semble irréel, virtuel. 

 J’arrive enfin à l’orée de la forêt. Je n’ai pas entendu le ramage des oiseaux, je n’ai pas croisé de sangliers ou de chevreuil. Je n’ai pas vu âme qui vive. J’aborde le village avec crainte : s’il n’y avait rien, s’il n’y avait personne ? Ou…s’il y avait une population hostile… 

 En plein hiver, seule, je ne saurais survivre très longtemps, pourtant. Il faudra bien que je trouve un toit, à manger et à boire. Un endroit pour lutter contre ce froid et ce brouillard. 

 Les premières maisons du village apparaissent. Pas une seule cheminée fumante. La vigne vierge et le lierre ont envahi les façades, des pans de murs se sont effondrés. Voilà sans doute plus de 10 ans que personne n’a vécu là. Ce sont les hameaux les plus éloignés, je garde espoir… 

 Soudain, venu du ciel, un vrombissement me fait sursauter. Je cherche du regard d’où ce premier bruit peut bien venir…Le brouillard est toujours dense, mais j’entrevois un point rouge lumineux qui semble flotter au-dessus de moi…Immédiatement, je pense qu’il s’agit d’un drone et j’ai peur. Un réflexe de survie me pousse vers une des masures. Je me réfugie dans ce qui fut une villa des Trente glorieuses, une maison riante aux grandes baies vitrée et qui n’est plus qu’un espace envahi par la végétation et balayé par le vent d’hiver, entouré de murs branlants. Le carrelage de l’ancien salon, marron glacé, était fait pour durer 100 ans. Il est toujours intact sous les feuilles et la terre. J’entre dans ce qui fut la cuisine. Le drone ne m’a pas suivie. Dans les placards en chêne massif, il y a encore de la vaisselle, un paquet de sucre et quelques boîtes de conserve. Je monte dans les chambres et c’est un choc : sous une couche de poussière et de toiles d’araignée, tout semble figé dans le temps. Les draps dans les lits, les cadres aux murs, les lampes de chevet sur les petites tables de nuit. Tout est là, comme si les habitants avaient dû quitter les lieux précipitamment. 

 Je croise mon reflet dans le grand miroir d’une armoire : j’ai vingt ans et je me trouve belle. Quand j’ai eu vingt ans pour la première fois, je ne savais pas que j’étais belle. Je ne savais pas la chance que j’avais de vivre dans un monde d’abondance dans lequel les armoires Ikea étaient faites pour durer cent ans. 

 Sans nous en rendre compte à cette époque-là, nous vivions dans des châteaux, nous étions des princes, nous nagions dans un luxe inédit pour l’espèce humaine. Et nous avons tout gâché.

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