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mercredi 3 décembre 2025

Il n'y a rien - Épisode 14


 À la violence du choc, même si ce n’était qu’une hallucination, je rouvre les yeux. Je suis toujours étalée sur le sol blanc, dans la chambre blanche, dans la lumière blanche. Rien ne semble avoir bougé lors de mon absence, cette fois. Vert, orange. Blanc. 

 Le cauchemar qui m’a replongée dans cette période sombre a éveillé quelque chose de douloureux qui persiste au réveil. J’ai encore dans la bouche, le goût salé de ma tristesse, comme si je venais de pleurer sur la chaise du psy. Je me dis que ce psy était mauvais et dangereux et que sa chaise droite à l’assise en bois, c’était un peu comme ce sol. Que j’aurais fini par chopper des escarres si j’avais continué la thérapie… 

 Là, pourtant, sur le sol, il me semble que mes fesses flottent et que mon corps est indolore. Il n’y a vraiment rien. 

 Replonger dans cette période si douloureuse, dans ce burn out, dans ce syndrome de l’imposteur qui m’a empoisonné l’existence trop longtemps, c’est une très mauvaise idée, alors que je suis seule, je ne sais où, si ce n’est dans ma tête. 

 Je retrouve l’enfermement. Je retrouve la dépréciation, la violence envers moi-même. 

 Dans cet espace-temps rompu, si je n’y prends garde, je peux vivre une punition, un véritable enfer. L’enfer en soi-même. La confrontation inévitable d’un être humain face à ses choix, à sa vie entière. 

 Non ! Il faut refuser de sombrer. Quand j’avais 45 ans, j’y étais arrivée. J’avais pris des décisions radicales. J’avais coupé les ponts, j’avais tourné le dos aux personnes magnétiques mais toxiques, j’avais pleuré, j’avais écrit et j’étais repartie sur un autre chemin. 

 Peut-être est-ce la clé : mettre de côté tout le sombre et rallumer les couleurs. Le vert, c’est fait. L’orange aussi. Je ne sais pas à quoi cela correspond. Est-ce qu’il faut que je trouve les codes pour rallumer toutes les couleurs de l’arc-en-ciel ? 

 Mais qu’est-ce qui pourrait me donner envie, là, allongée sur le sol ? Ma vie est faite, je suis en retraite, j’ai donné, j’ai pris, j’ai goûté à tout, j’ai aimé, j’ai été aimé…Y’a-t-il encore de quoi avancer ? 

 Non ! Je le dis tout haut ! Je le crie ! Non, non, non ! Hors de question ! Je ne me résignerai pas ! 

 Et une lumière rouge s’est allumée. 

 Mon existence a traversé ce XXIe siècle maudit, cette lente dégradation de la Terre, ces privations d’eau, d’air, d’énergie, de nourriture. Ces guerres à n’en plus finir pour l’eau, l’air, l’énergie et la nourriture. Ces migrations climatiques, ces hommes et ces femmes désemparés, humanité nue, en déroute, rejetés, refoulés, maltraités, blessés, tués. Ces hommes et ces femmes qui étaient moi, qui étaient toi, et que l’on a refusé d’aider parce qu’on trouvait qu’ils venaient voler notre pain sans avoir la même couleur que nous, sans avoir les mêmes vêtements, sans avoir les mêmes mercis et les mêmes s’il vous plait. 

 Cette vie de misères, de bêtise…Alors à quoi bon ? Mais quelque chose en moi disait « Non ! » et il n’était pas question de faire vaciller la petite lampe rouge qui s’était allumée dans un coin. 

 A bien réfléchir, c’est un répit que d’être étendue ici, sur ce sol tiède. C’est un cadeau. C’est déjà ça, ce silence, cette paix. C’est cultiver son jardin, comme disait Voltaire. 

 Avant de me rendormir, je veux oublier le moment désagréable, les pleurs chez le psy, la mort que j’ai souhaité si fort, les envies furieuses qu’un bus me fauche. Je veux gommer les dernières interrogations sur l’intérêt de vivre encore dans ce monde déglingué. 

 Méditation, à nouveau, lieu refuge, pensée positive. Je ferme les yeux, je respire à fond, je bloque et je souffle, j’expulse, je purge. Je suis au bord d’un lac. C’est l’été. La séquence est cinématographique. En fond musical, un nocturne de Chopin. Les notes de piano sont délicates, cristallines. L’eau turquoise scintille. Au loin, les montagnes se détachent sur un ciel bleu de carte postales. En rythme, le piano est rejoint par le clapotis des vaguelettes qui baignent la berge. J’anticipe déjà le plaisir qui me saisira quand j’entrerai dans l’eau fraîche, quand tout mon corps sera enrobé par les flots. 

 Je m’endors.

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