Le mauve. J’ai aimé cette couleur. Quand j’étais ado, je disais que c’était ma couleur préférée. J’avais un manteau violet que j’adorais. Aujourd’hui, je ne l’aime plus du tout. On change.
Mais pourquoi cette couleur ? Pourquoi toutes ces couleurs ? Est-ce que cela a vraiment un sens ?
Je tente de raccrocher des symboles, de trouver du sens. Le rouge de l’interdit, du sang, de la violence, de la révolte ? Le vert de l’espoir, de la nature, de la permission, de la validation ? L’orange…le fruit ? le soleil, l’été, la joie ? Et ce mauve ? Les périodes de pénitence, dans la religion catholique ?
Je tourne en rond, je n’y arrive pas. Pourquoi je suis là ? Que s’est-il passé le soir de mes 70 ans ? Un black-out ? Un AVC ? Une cuite historique ? Je ne suis même pas sûre d’avoir bu. Je crois que j’avais prévu une petite fête à la maison. En comité très restreint, avec quelques amis, six personnes tout au plus. De toute façon, avec les restrictions, avec l’eau qui manquait, avec les transports et les lumières qui s’arrêtaient tôt, on ne pouvait guère faire des folies. Mais j’avais encore de vieux amis intéressants et vivant près de chez moi, pour passer une soirée agréable. J’avais sans doute économisé longtemps pour avoir quelque chose à boire et à manger, quelque chose qui sorte des plats tout prêts à base de cellulose protéinée qu’on trouvait dans les rations.
Le monde n’avait pas toujours été tel qu’il est. Rares étaient ceux qui s’en souvenait. C’est un temps que les moins de 70 ans ne peuvent pas connaître. On avait eu des fruits et du pain frais, en abondance. De l’eau au robinet pour prendre des douches. Et les choses avaient mal tourné.
L’intelligence humaine avait décliné. Les enfants, de plus en plus tôt s’étaient servis de l’iA pour tout : les tables de multiplications, les rédactions, les devoirs d’histoire ou de SVT. Les professeurs se sont mis à préparer leurs cours avec l’intelligence artificielle. Et le cerveau est un muscle qui s’est rabougri.
Les usines fabriquaient des objets sans que les humains n’interviennent. Ces aspirateurs autonomes, ces lave-vaisselle automatiques, ces frigos connectés, tous ces objets bourrés de technologie n’étaient plus compris par les humains : lorsqu’ils tombaient en panne, personne n’était plus capable de les réparer.
Des journaux étaient générés chaque jour, mais rare étaient ceux capables de les lire.
La diplomatie mondiale était réglée par des robots, sans que personne n’y comprenne plus rien. Les guerres étaient chirurgicales, pilotées à distance, dronatiques.
La médecine avait progressé extraordinairement. Des machines opéraient sans que des docteurs aient à faire des dizaines d’années d’études. Les cancers avaient disparu puisque le code des cellules cancéreuses avait été craqué par les puissants serveurs informatiques.
C’était…magique, puisque personne n’était capable de l’expliquer. Quand il y avait des erreurs médicales, on ne pouvait les reprocher à personne…
Mais la contrepartie, c’était l’eau et l’énergie qu’il fallait pour nourrir l’iA.
Les désastres écologiques s’enchaînaient.
On avait fait un monde plein de progrès mais qui s’était emballé. On ne pouvait plus revenir en arrière. Pire : on n’en avait plus les capacités intellectuelles. Nous étions des plantes qui avaient poussé trop vite le long d’un tuteur. Si on retirait le tuteur, nous tombions, lamentablement. Et nous rampions sur le sol.
On avait presque tout remplacé. Le travail consistait à donner des ordres à l’iA, à donner des consignes aux objets, à dicter des prompts. Chacun sa tâche : les agents d’entretien regardaient les balais s’activer sur le sol, les caissières regardaient défiler les objets sur le tapis roulants qui les scannaient, les déposaient dans les chariots, les chargeaient dans les coffres des voitures — voitures qui rentraient seules chez leurs propriétaires. Tout était automatisé. Et malgré les bugs, il n’y avait pas tant d’accidents que cela. Tout cela coûtait extraordinairement cher et était réservé à l’élite.
Très nombreux étaient les laissés-pour-compte car malgré la facilité du travail, certains n’en avaient pas la capacité. L’esprit humain s’était dégradé. L’école s’était affaiblie : le niveau des professeurs avait considérablement baissé. La lecture avait disparu progressivement, ainsi que l’écriture. La parole était reine. Mais beaucoup d’enfants, mis devant des écrans depuis le plus jeune âge maîtrisaient très mal l’oral, par manque d’interactions avec les autres.
Les vieux se désespéraient de cela. Ils se retrouvaient entre eux pour parler un peu, pour sortir de ces bulles de technologie qui nous déshumanisaient.
Je faisais partie de ces vieux. J’avais fini ma carrière en étant surqualifiée. J’avais des compétences et des connaissances bien supérieures à tous les jeunes. Mais cela était bien inutile.
Surtout là, dans cet état végétatif : ces réflexions minent mon moral.
Raccrochons-nous à ces lumières qui clignotent désormais. Rouge, vert, orange et mauve.
Mes paupières clignent. Je me rendors.


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