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mardi 10 octobre 2017

Carte Mère - Chapitre 13

XIII 

Trois euros quatre-vingt de parking plus tard, j’étais à nouveau sur les routes gelées. J’ai essayé de rappeler Gontrand. Environ toutes les cinq minutes. Juste pour que son portable le réveille. Ce sale type avait le sommeil trop lourd pour être honnête.

À la maison, il fallait quand même que je me repose un peu. Je me suis affalée sur le canapé, sous un plaid, j’ai sombré. Sommeil agité. Mauvais rêves. Tout s’est embrouillé, tout s’est mélangé. Je me suis réveillée au moment où ma mère, nue, se jetait sur Rasier. On avait sonné à ma porte. Mais il a fallu que la sonnette retentisse une seconde fois pour que j’émerge. Quelle heure pouvait-il être ? Un coup d’œil à la box : 8h43. Tout m’est revenu comme un boomerang : maman, le journal, l’interview. Et on tambourinait à présent à ma porte…Que pouvait-il y avoir de plus urgent que de regarder mon téléphone portable ? Que d’essayer de joindre à nouveau Gontrand pour éclaircir cette histoire de mise en ligne de l’enregistrement audio du conseiller régional ?

J’attrape donc mon téléphone. Ecran noir. Je ne l’avais pas mis à recharger. Je le branche immédiatement. Le temps qu’il se rallume, je me décide quand même à aller voir à l’œilleton : qui peut bien faire ce raffut sur le palier ?

C’est la voisine. Elle a l’air paniqué. Elle alterne les coups sur la porte de M. Ninne et sur la mienne. Je la vois pleurer…J’ouvre. Elle a soudain l’air rassuré : « J’ai cru un instant que tout le monde était mort. Vous êtes là, tout va bien. Tout va bien. »

Et elle est rentrée chez elle. M. Ninne pouvait bien être mort, elle n’avait pas vérifié. Cette gamine est moitié folle. Mais j’avais autre chose à faire.

Le téléphone avait repris quelques forces. Je compose le code PIN, fébrile. Qu’allait-il encore m’arriver ? Des messages de la rédaction ? De Rasier ? Rien. Rien du tout. Il fallait que j’appelle Gontrand rapidement. Il m’a répondu, cette fois. Irrité :

« - Hier tu ne voulais pas me parler, et cette nuit, tu as fait sonner mon téléphone toutes les cinq minutes. Heureusement que je ne dors pas avec. Tu sais que c’est mauvais pour le cerveau…
- Arrête de parler pour ne rien dire, Gérard. Dis-moi comment tu as fait pour obtenir l’enregistrement sans mon téléphone !
 - Ah ! Ben justement, les nouvelles technologies, tu vois… »

 Il riait, le bougre. J’ai fermé les yeux. J’ai hurlé :

 « - Je n’avais pas donné mon autorisation et…
- T’énerve pas. On a pris ça sur ton ordinateur au boulot : c’était sur le cloud. Simple. Et puis c’est ton ordi pro : un outil de travail. On a le droit d’en disposer. T’inquiète pas, chérie… »

J’ai raccroché. Impossible de supporter ça, c’était physique. « Chérie », qu’il m’appelait. Mais quel connard ! Et ce cloud. Je ne comprenais rien. J’ai regardé les réglages de mon portable : oui, les enregistrements du Dictaphone étaient synchronisés. Tout passait instantanément d’un appareil à l’autre via internet. Pratique, je ne dis pas : quand j’étais au boulot, je récupérais mes photos en un clic sur mon ordinateur, pour illustrer mes articles. Les notes que j’avais prises, les fichiers audio. Le piège. J’avais lu que des stars s’étaient fait avoir comme ça : des photos ou des vidéos très intimes s’étaient retrouvées sur les réseaux à cause de ce manque de prudence. Et puis sur mon ordi pro, je n’avais pas le réflexe de fermer les applications, de me déconnecter. J’avais un mot de passe que tout le monde connaissait, parce que je considérais que tout le monde pouvait avoir besoin de venir chercher des images par exemple. Manque de prudence élémentaire. Je ne pouvais m’en prendre qu’à moi. Une raison de plus de déprimer.

Il fallait que je passe à mon deuxième sujet de préoccupation : ma mère. J’ai téléphoné à l’hôpital pour savoir si elle avait eu une bonne nuit. Après un bon quart d’heure de musique de Noël, c’était de saison, une infirmière me répondit. « Votre mère est sortie ce matin : pas de pneumothorax, elle doit juste éviter de bouger trop et dormir sur le dos. La maison de retraite prend le relais. Bonne journée à vous. »

Un problème en moins, ai-je pensé. Je n’avais pas du tout envie d’aller à la maison de retraite pour l’instant. Cette vieille mère m’en avait assez fait voir pour l’instant. Surtout qu’elle était heureuse : plus de mémoire, plus de conscience et de quoi s’envoyer en l’air. Ce dont on rêve tous, non ? J’aurais voulu perdre la mémoire et jouir, moi aussi.

Au lieu de ça, j’ai fait du café, j’ai grignoté quelques gâteaux trouvés au fond du placard et j’ai lu le journal sur ma tablette. A la une, ce jour-là, un résultat de foot. Rien de polémique, rien d’important. L’affaire Rasier ne revenait qu’en page locale, avec un petit encart sur les centaines de vues que comptait à présent l’article qui relayait ses propos. En gros et en rouge, un encadré notait « Le chiffre à retenir : l’article a déjà été partagé 304 fois sur Facebook. »

Tout ça pour ça, me suis-je dit.

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