III. Mémoire restaurée
I
Jennifer étant partie en vacances chez ses parents, j’étais la seule habitante sur ce palier, désormais. Le silence qui régnait la nuit m’effrayait un peu. Je vérifiais trois ou quatre fois, chaque soir, que j’avais bien tourné ma clé dans la serrure. Je me suis astreinte à sortir chaque après-midi. Je m’étais fait un planning : le lundi après-midi fut consacré aux CV et autres lettres de motivation. J’ai posté trois réponses à des offres d’emploi. Deux dans des web rédactions et une dans un journal local rural, spécialisé dans l’agriculture. J’ai mis en avant mon expérience, mais je savais que mon âge était un handicap. Jennifer avait raison, cependant : je risquais vraiment de perdre pied – ou de perdre la tête – si je ne me mettais pas à écrire très vite. Si ce n’était pas pour un travail, ce serait pour moi.
J’ai ouvert le cahier, j’ai mis une cartouche d’encre dans le beau stylo plume que j’avais eu en cadeau et j’ai essayé d’écrire quelque chose. L’angoisse de la page blanche, que je n’avais jamais connue dans mon métier, m’étreignit soudain. Je n’avais aucune idée de ce que je pourrais écrire. J’ai refermé le cahier.
Le mardi, après une grasse matinée ayant déjà un peu débordé sur l’après-midi, je me suis plongée dans le dossier que j’avais récupéré chez l’avocate qui mettait mon cœur à feu et à sang. Il fallait réunir les papiers, pièces d’identités, pièces médicales, justificatifs en tout genre, prouvant la dépendance de ma mère, les références de la maison de retraite…Je suis un peu phobique administrative. Ce travail m’a assommé, mais il était 17h quand je jugeais avoir réussi à en venir à bout.
Cette fois-ci, sans me pomponner outre mesure, sans vouloir me faire de cinéma, sans imaginer quoi que ce soit, je me suis rendue au cabinet de Me Pasquet pour remettre les papiers. La secrétaire m’a accueillie très chaleureusement : « - Me Pasquet me demandait encore ce matin si nous avions de vos nouvelles. Elle avait décidé de laisser passer les fêtes avant de vous rappeler, mais elle sera ravie de vous recevoir ! Vous avez donc complété le dossier ? Je vous laisse patienter un instant… » Et elle appuya sur l’interphone pour avertir que j’étais là.
Mon cœur, tiens toi plus tranquille ! Et dire que j’avais à nouveau ce pull si chaud, ce vilain col roulé…
Suzy, ce jour-là, m’a parue un peu différente, pas tout à fait comme dans mon souvenir. Je crois que j’avais tant fantasmé sur cette femme que j’en avais fait une autre personne. Malgré la différence, je la trouvais toujours admirable. Si sûre d’elle. C’est ce qui me manquait que je voyais en elle.
Nous avons passé un moment à parcourir le dossier, qui lui a semblé complet. Elle m’a dit que durant les fêtes, les services juridiques tournaient un peu au ralenti, mais qu’en s’adressant aux bonnes personnes, les choses pouvaient aller assez vite. Qu’elle me tiendrait au courant, mais que d’ici une huitaine de jours, tout au plus, je devrais avoir une première réponse. Que le dossier était limpide et que cela ne poserait aucun problème.
Nous sommes donc passées aux autres affaires. Le commissaire de police l’avait avertie du drame concernant Monsieur Ninne : elle l’avait étonné en lui disant qu’elle en savait déjà plus que lui. Le suicide avait bien été confirmé par l’autopsie. L’héritage était réglé grâce au testament qu’elle avait en sa possession. Il restait une clause particulière dont il fallait qu’elle me parle.
Je n’ai pas compris tout de suite que cela me concernait, mais le vieil homme avait décidé de léguer une somme d’argent à la personne qui l’aurait découvert. Il avait fait noter par l’avocate que le préjudice d’une découverte troublante d’un cadavre sanglant serait à récompenser d’une somme de 3000 Euros. Quand j’ai compris ce que cela signifiait, j’ai tout de suite précisé que cette somme était due à ma voisine sans qui nous n’aurions pas eu l’idée d’aller frapper chez le voisin. J’ai donné les coordonnées de Jennifer. Suzy m’a précisé que cela ne changeait rien, que j’avais découvert le corps et que cette somme me revenait tout autant qu’à la jeune fille.
Noël était donc un peu en avance !
Elle a ajouté, mi hilare, mi désespérée que M. Ninne était maintenant depuis assez longtemps à la morgue, où il encombrait sûrement les services, surtout en cette période de fête durant laquelle on mourait beaucoup, et qu’il allait battre tous les records de cadavres en décomposition non enterrés. Elle conclut ce moment d’humour noir en m’expliquant que la police m’appellerait sans doute bientôt pour me prévenir de l’inhumation.
Enfin, elle m’a demandé si j’avais des nouvelles de Rasier. Aucune. Elle m’a dit qu’elle connaissait bien la juge d’instruction et qu’elle lui avait demandé ce qu’elle pensait du dossier. Cette démarche devait rester secrète, bien sûr, mais que je pouvais être rassurée : aucun risque que je sois inquiétée dans cette histoire. La liberté d’expression, le travail des journalistes, la liberté de la presse, la protection des sources, voilà des thèmes trop sérieux pour être portés en justice, au risque de créer des jurisprudences dangereuses. Par contre, il se pourrait que la rédaction soit mise en cause, les négociations étaient encore en cours, mais le refus d’accorder un droit de réponse au conseiller régional était un point majeur de désaccord. Dans l’idéal, il aurait fallu que le journal cède. Mais la politique de ces grands groupes de presse restait hermétique à tout le monde.
Il était déjà tard lorsque nous finîmes de passer en revue tous mes dossiers. Suzy paraissait fatiguée. Elle m’avoua qu’à cette période, elle s’autorisait à sortir un peu plus tôt du travail pour préparer un peu les fêtes. Qu’elle avait encore des cadeaux à acheter pour ses neveux et ses nièces et qu’elle ne rêvait que de son canapé.
Des neveux, des nièces…et non des enfants ou des petits enfants ? Mon industrie cinématographique interne se remettait en marche. J’étais à nouveau euphorique à l’idée qu’elle n’était pas mariée.
Devant ces quelques confidences, je ne savais pas tellement quoi lui dire. J’ai bafouillé que je n’avais personne à qui faire des cadeaux, que ce Noël serait assez morose pour moi. Elle a souri, un peu gênée : la solitude est effrayante pour les autres…
Nous nous sommes quittées au bas de son immeuble. Je suis rentrée le cœur soulagé, parce que j’avais passé un beau moment avec cette belle femme, mais non sans un pincement de voir nos chemins diverger…Des chants de Noël étaient diffusés dans les haut-parleurs grésillant de la ville. Même si l’on a grandi, même si l’on y croit plus, on se laisse toujours un peu attendrir par les lumières de fête.
J’avais eu tort de dire à Suzy que j’étais seule et triste. L’apitoiement n’est pas une bonne technique de séduction. J’ai remarqué souvent que c’était lorsque j’étais heureuse que je plaisais : au moment où j’avais le moins besoin d’être aimée. Et là, seule dans les rues froides, j’avais un besoin d’amour incommensurable. Un vide immense à combler.
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