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samedi 28 octobre 2017

Carte Mère - Troisième partie - Chapitre 5


Mon corps a été parcouru d’un frisson délicieux quand j’ai vu le nom de Suzy s’afficher sur l’écran. Je me suis rendue compte à ce moment là que j’étais prise d’un violent désir sexuel pour cette femme. Elle m’obsédait et j’avais envie d’elle.

J’ai vite décroché.

« Oui ? Bonsoir Suzy ! Je vous souhaite un joyeux Noël ! » Je crois bien que j’étais euphorique et que je parlais trop fort et trop vite.

Pourquoi m’appelait-elle à cette heure tardive ? C’était la chose la plus improbable qui puisse arriver.

À vrai dire, je n’ai d’abord entendu, à l’autre bout du fil, qu’un fatras de frottement, un bruit brouillon de tissu qui se froisse. Personne n’a répondu à mes salutations un peu vives et j’ai vite compris que j’étais dans la poche de l’avocate ou peut-être dans son sac à main.

Je n’ai pas raccroché. L’occasion était trop belle : il fallait que j’essaye d’en savoir plus sur elle. J’ai tendu l’oreille.

Il m’a semblé reconnaître une musique, lointaine, festive…Les basses, surtout, me parvenaient. C’était un rock’n’roll. That’s all right, peut-être ou quelque chose d’un peu country, comme ça...Elle était à une fête, elle aussi. Et cela faisait deux fois que j’entendais le King depuis le début de la soirée.

Tout à coup, j’ai reconnu sa voix. Elle répondait à quelqu’un qui était trop loin de son portable pour que je puisse l’entendre.

« Non…mais toute cette affaire est locale, je ne crois pas que [Brouhaha]…Et puis, les journalistes aujourd’hui n’ont plus le pouvoir… »

Parlait-elle de notre affaire ? Mais avec qui ?

« Oui, je sais, le Canard Enchaîné ou Médiapart ! Mais on n’est pas à ce niveau [Bruit de verres qui s’entrechoquent]. La presse locale, qui la lit, franchement ? Tu la lis ? Oui, mais toi, tu es dedans, c’est pour ça ! On la lit un peu dans les cafés, mais ce n’est plus ce que c’était ! Sandrine Quépié a eu raison de démissionner. Le jeu n’en vaut pas la chandelle. »

Elle a parlé de moi ! Mon cœur s’est emballé. J’aurais voulu qu’elle en dise plus ! Mais la musique a changé. On est passé à une ambiance plus feutrée, un slow mélancolique et lent. Il m’a semblé reconnaître encore une fois la voix haute de Mickael Jackson. She’s out of my life ?

Etait-il possible qu’elle soit avec Rasier ? A la même soirée ? Une soirée thématique King du rock’n’roll et Prince de la pop ? Du moins avec le même DJ fan de ces deux artistes ?

« Tu danses ? »

Quelle misère : je jouais les voyeuses (ou plutôt les écouteuses), loin d’elle, je la désirais comme je n’avais jamais désiré personne et voilà qu’elle dansait avec je ne sais qui dans une soirée où je n’étais pas invitée. She’s out of my life…Elle ne fait pas partie de ma vie, c’est vrai. Et d’ailleurs, je n’ai pas de vie. À la fin du morceau, j’ai entendu la chaise racler le sol : j’étais bien dans un sac à main.

« Tu veux un peu d’eau ? […] Oui, il reste un fond de champagne. Non, pour en revenir à ce qu’on disait tout à l’heure, je crois qu’il faut se dire qu’au niveau local, on a les mains beaucoup plus libres qu’au niveau national, politiquement. Tu as raison : on ne sera jamais autant emmerdé qu’au niveau national. Mais en même temps, les politiques de proximité bénéficient d’une meilleure opinion que les politiciens nationaux. Et il ne faut pas perdre ça. C’est important pour la démocratie : il faut quand même que les gens y croient encore un peu. Et c’est là que tu as une vraie responsabilité, Sam. »

C’était donc bien Samuel qui était en face d’elle et qui l’invitait à danser. Une tristesse insondable m’a saisie.

Et j’ai eu un nouveau flash…

J’étais cette fois-ci à une boom, à l’adolescence. Les slows sont arrivés. Blue Eye, d’Elton John. On n’entendait que ça, partout, ces années là. Je devais avoir 13 ou 14 ans. On transpirait tous, on avait les mains moites. On se regardait pour savoir qui allait oser inviter qui. La scène se passait dans un garage, légèrement décoré pour l’occasion. Une boom, parmi d’autres, un anniversaire. Christophe s’est avancé vers moi. C’était le beau mec. Le plus grand, le plus musclé. Il faisait de la boxe, il était en marcel, il avait un sourire ravageur. J’ai rougi jusqu’à la pointe des oreilles. Il m’a demandé si je voulais danser avec lui. Je ne sais pas pourquoi moi. Je n’étais pas la plus belle, loin de là, avec mon eczéma qui avait débuté, déjà, peu de temps auparavant. J’étais même la plus ringarde. Je me suis dit que c’était un pari. Enfin, je ne sais pas si je me suis dit ça, sur le moment. Je crois surtout que mon cerveau n’était que confusion. En fait, je ne pensais qu’à mon appareil dentaire : depuis le mercredi précédent, j’avais un palais en plastique qui me prenait la moitié de la bouche. Je me disais « et s’il veut m’embrasser ? » et « ah quelle conne, si j’avais su, j’aurais retiré ce machin…il faut que j’aille aux toilettes, je vais le mettre dans ma poche, c’est ça… ». Mais il était là, planté devant moi, avec son sourire de playboy et je tergiversais. J’étais nulle. Je me suis quand même avancée vers lui et on a fait ce slow. Coincée comme jamais, raide comme un balai, je l’ai tenu à distance plutôt qu’autre chose. La paume de mes mains sur ses épaules, les bras tendus au maximum. Il sentait la sueur : je revivais cela, dans ma vision, en 4D, odorama compris ! Un calvaire de 3 minutes qui m’a semblé durer des heures. Il n’a pas du tout essayé de m’embrasser. Mais je restais persuadée que cet appareil dentaire gâchait ma vie sentimentale et que je me créais des retards affectifs, des manques irréversibles, des névroses qui me poursuivraient pour le reste de mes jours.

Quand je suis revenue à moi, le téléphone était toujours allumé, et le haut parleur diffusait une tout autre ambiance. On avait changé de lieu. Le sac à main devait maintenant être dans une voiture, j’entendais un ronronnement régulier et vaguement France Info, comme bruit de fond.

Personne ne parlait. J’ai eu le sentiment que Suzy rentrait seule et cela m’a redonné le sourire. J’ai espéré que son forfait fut illimité ! Et je ne me suis pas résignée à raccrocher, tenant à profiter jusqu’au bout de ces instants volés. Le trajet a été assez court et les bruits de portières ont précédé les cliquetis des clés dans la serrure. Elle a posé son sac en entrant, les bruissements ont cessé et j’ai entendu qu’elle posait ses chaussures : les talons ont claqué sur du carrelage. Tout cela était toujours muet. Les bruissements ont repris, elle fouillait dans son sac. Je crois bien qu’elle a attrapé son portable. « Ah ! ce truc était en marche ? Et la batterie est presque morte… »

Puis plus rien. Elle a éteint son téléphone. Je me suis sentie désemparée : le silence de mon appartement m’a subitement paru insupportable. J’ai éteint la lumière, résolue à dormir enfin.

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