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dimanche 22 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 12

XII 

« Allez, vous n’avez pas vu votre maman depuis des jours : ça vous fera une sortie ! Et puis en revenant, on fera des emplettes en prévision de Noël ! Je rentre dans ma famille demain. Je vous propose qu’on se fasse un petit Noël en avance ! Ça vous dit ? »

Devant tant d’enthousiasme, je ne pouvais pas refuser. Et ma raison me susurrait que je finirais par devenir folle, dévorée par mon eczéma, si je restais devant ma télé une heure de plus. Alors, bras dessus, bras dessous, nous sommes parties pour l’endroit le moins sexy de la planète.

Il est un âge où les hommes se mettent à ressembler à de vieilles femmes. Avez-vous remarqué ? L’inverse est vrai aussi. Les vieilles femmes ont les sourcils qui s’épaississent et la peau qui devient plus fine et plus flasque. A chaque fois que j’entrais dans cette grande salle où une télévision semblait diffuser à l’infini Questions pour un champion, j’étais frappée par cette évidence : les vieillards n’ont plus de genre.

Dans certaines traditions séculaires, dans quelques ethnies sauvages, on prétend qu’avec le grand âge, l’on devient sage, mais rien n'est moins sûr. Certains esprits vont en s’exaltant avec le temps et ne s’assagissent jamais. Ici, les grabataires étaient souvent amorphes devant le téléviseur, semblant dormir, dans le meilleur des cas, mais étant peut-être morts. On pouvait imaginer qu’à l’heure du dîner, les infirmières faisaient le décompte des couverts à retirer, des convives ayant passé l’arme à gauche. Mais il y avait aussi les violents. Ceux qui ne pouvaient pas tenir assis plus de deux minutes, passant leur temps à traîner de fauteuil en fauteuil tels des zombies de série B, interpellant les autres, grognant, râlant, poussant parfois des cris vous déchirant l’âme. Ceux-là étaient sans doute sur les barricades en 68, d’anciens hyperactifs de cours préparatoire…

D’autres, encore une nuance, n’étaient que nostalgie. Ils ne voulaient que se souvenir, ils ne gardaient que le meilleur, et même le meilleur, ils l’embellissaient. Ils étaient beaucoup à passer des heures à rabâcher, à ressasser, à psalmodier ce que fut leur vie. Ce sont les pessimistes du carpe diem, ce sont les « c’était-mieux-avant », comme Monsieur Ninne. Même si dans leur vie, ils avaient eu froid, même s’ils avaient eu faim, même s’il n’y avait pas l’eau sur l’évier, la machine à laver, la télé en couleur ou le téléphone portable. Même s’ils ne se rendent pas compte que c’est mieux aujourd’hui. Mais ils ont raison, tout est mieux quand on n’est pas vieux, quand on a la peau plus ferme, plus belle.

La mémoire, les souvenirs, ce à quoi on s’accroche pour ne pas être sur cette terre pour rien, c’est ce qui fait de nous des êtres humains.

Jennifer était peut-être un peu tendre pour visiter une maison de retraite. Elle avait déjà trouvé un cadavre quelques jours auparavant. On n’est plus habitué à côtoyer la maladie, la déchéance et la mort, dans notre société. Avant, du temps de nos grands-parents, encore – ce n’est pas si loin – quand quelqu’un mourait, on le laissait dans la maison, on le veillait, on le faisait voir aux enfants. C’est ce qui s’est passé avec moi. J’ai embrassé mes quatre grands-parents sur leur lit de mort. C’était normal. Aujourd’hui, on aseptise et on éloigne la mort. On attend que le relooking de la morgue ait fait son œuvre, pour un dernier adieu dans un cadre apaisé, avec des fleurs, dans une chambre aux murs blancs, à la lumière tamisée et des parfums d’ambiance pour masquer l’odeur du corps qui se décompose. Alors, cet hospice de vieillards, cela pouvait être un choc pour une minette de 25 ans. Je l’ai observée du coin de l’œil, j’ai guetté ses réactions, devant la dame qui avait fait pipi sous elle et qui attendait sans se rendre compte qu’on veuille bien venir la mettre au sec. Elle n’a pas eu l’air d’être bouleversée. Elle n’a pas tiqué non plus quand un petit vieux voûté est venu lui taper sur l’épaule pour lui demander si elle était sa petite fille et quand il a commencé à parler de la torture que la Gestapo faisait subir aux résistants pendant la deuxième guerre mondiale.

Nous avons pris l’ascenseur avec une gentille Mamie qui s’est adressée à nous comme si elle était en 1960 – Ah ! Sheila, elle est bien cette petite ! Ces « Yéyés » comme disent les journaux sont formidables ! – et nous avons trouvé ma mère dans sa chambre. Comme on me l’avait dit après le retour de l’hôpital, elle avait été assommée de cachets. Elle dormait. Elle semblait calme. Ses cheveux étaient encore plus désordonnés, encore plus longs et sales. Elle avait désormais une moustache digne de Staline. Je trouve inadmissible qu’on ne prenne plus soin du corps des vieux. Je ne comprends pas qu’on leur refuse la dignité de se ressembler encore un peu, d’avoir à faire à un coiffeur de temps en temps, à une esthéticienne. Ma mère était élégante. Et je l’ignorais, d’ailleurs, je ne savais pas vraiment que ma mère était aussi une femme, qu’elle s’épilait la moustache. C’est le genre de questions que je ne m’étais jamais posées : c’est une époque révolue, mais jamais je n’avais partagé des secrets cosmétiques avec elle. Aujourd’hui, c’est différent. J’imagine que les adolescentes parlent d’épilation, de maquillage et de tampons hygiéniques très facilement avec leur mère, et c’est tant mieux. Mais à mon époque…

Je pense comme une vieille, je suis en train de devenir une « c’était-mieux-avant » ou au moins une « c’était-différent-avant » : je suis sur la mauvaise pente.

J’ai demandé à Jennifer si elle parlait de tampons hygiéniques avec sa mère. Surprise, mais pas gênée, elle m’a répondu qu’évidemment, à l’adolescence, sa mère lui avait expliqué tout ça, très bien. Mais que maintenant, elle mettait une coupelle en plastique et qu’elle n’avait pas encore eu l’occasion d’en parler avec elle. J’étais donc beaucoup plus embarrassée qu’elle ! Je n’avais même pas idée de ce que pouvait être une coupelle. Un objet en plastique, m’expliqua-t-elle, à s’enfiler dans le vagin. J’étais vraiment très embarrassée ! Je n’étais qu’une vieille peau à l’esprit étriqué !

Ma mère ne s’est pas réveillée durant cet échange et nous avons décidé de la laisser tranquille. Ces problèmes ne la concernaient plus depuis si longtemps…

En avant pour les cadeaux de Noël.

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