C’était juste le moment de la bascule. Il y avait déjà dans l’air le ferment de la catastrophe. Il y avait déjà ce qui ressemblait à une menace, un subtil mélange d’effroi et de tragique. Une odeur de peur, une vibration comme celle des tremblements de terre, que seuls les animaux savent percevoir, parait-il. Je crois que les hommes savent aussi la percevoir. Mais ils ont oublié. Ils ressentent des signaux qu’ils ne savent plus décrypter. Et cela les perturbe. Les plus forts en pleurent. Les plus sensibles en meurent.
Un frisson dans l’air, des guerres qui se rapprochent, des idées qui montent, comme montent les brumes de novembre dans les plaines, le soir.
Les hommes avaient perdu le goût des autres. On s’insultait pour un rien, pour une blague. Le second degré était porté disparu. En quelques années, nous étions passé de grand Guignol à Peur sur la ville. On se regardait en chien de faïence, on avait peur de son ombre.
Dans mon rêve, une télé, une chaîne d’info en continu et un planisphère où la lumière déclinait lentement : les élections, à tour de rôle, faisaient tomber chaque pays dans le crépuscule où naissent les monstres. La haine était décomplexée. On ne dénombrait plus les polémiques au sujet d’un pull rose jugé dévirilisant, de la petite phrase d’un chanteur, du dernier dérapage d’un ministre. On avait pris l’habitude de se dire qu’il faudrait que nos enfants soient de la chair à canon. Et vint le tour de notre pays, pourtant gardien de la démocratie. Dernière élection avant l’inconnu. Terminus du peuple. Terminus de la démocratie. Et la situation s’enflamma. Ceux qui n’avaient pas voté, ceux qui avaient mal voté, ceux qui n’avait pas voté la même chose : trois camps en bataillons rangés qui se tapaient sur le crâne et qui ne voteraient plus avant qu’il soit longtemps.
Cette période était cauchemardesque, vendue en 3D par des technologies aux écrans toujours plus présent. On pouvait vivre sans retirer son casque de réalité virtuelle, pendant des jours entiers. Il faut dire que les voitures conduisaient à notre place, les drones nous livraient la nourriture du quotidien. On pouvait tout faire, pour ainsi dire, en un clin d’œil.
Enfin… si on était né du bon côté, évidemment. Parce qu’il restait ceux qui ne pouvaient pas se payer tout ça. Il y avait les parias, les asociaux, les pauvres.
On disait « Bah oui, il y a toujours eu des pauvres. Aide-toi et le ciel t’aidera. » Et on restait dans sa bulle, sans voir le monde autrement que dans son casque. La sécurité était à ce prix. Seul sur son canapé.
Et étendue sur le sol dur et blanc, c’est mon propre cri qui me réveilla, quand je revis encore une fois le sang couler. Je pouvais cauchemarder les yeux ouverts : au début de la Nouvelle Ère, les exactions faisaient rage, au nom du Déremplacement. On fracassait des crânes au coin de la rue. Je revoyais la scène, encore et encore : une femme, le voile arraché, le sang coulant sur son visage, sur l’enfant qu’elle serrait contre elle, désespérée. J’avais crié. Les miliciens, lâches, avaient disparu comme une volée de moineaux. J’avais tenté de garder éveillée cette pauvre femme pendant plusieurs minutes. Les pompiers avaient tardé à arriver. Encore une victime de la brigade du Déremplacement ? Ils hésitaient à venir. La peur régnait…


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