J’avais pensé à de jolies choses. J’espérais tomber dans un joli rêve. Mais ce n’était pas aussi simple. Cette fois-ci, c’était étrange. Des personnes de toutes les périodes de ma vie m’entouraient. Me submergeaient. Ce n’était pas un souvenir. C’était mille souvenirs. Comme si quelque chose s’était déréglé. Il n’y avait que des femmes : ma mère, mes grands-mères, des amies d’enfance, Laure, Laetitia, Léna. Il y avait les tantes, les grands-tantes, des voisines, des collègues.
Elles avaient toutes un air furieux. Elles me pointaient du doigt. Elles disaient quelque chose, mais je ne voyais que leurs lèvres bouger. Je n’entendais pas. Je ne comprenais pas.
Soudain, un flash m’a ramenée au jour où mon arrière-grand-mère s’est envolée. J’avais sept ans, peut-être huit. J’étais chez ma grand-mère et j’avais le nez collé aux carreaux de la cuisine. Je regardais dehors, je ne sais quoi, le temps qu’il faisait, le temps qui passe, le ciel clair, les nuages noyés de soleil, le pommier de l’autre côté de la route ou la grange. Je ne sais plus. J’étais rêveuse à cette époque-là. C’était un trait de caractère qui devait rester, puisqu’aujourd’hui encore, je rêve.
Mais le ciel d’alors s’obscurcit et mon arrière-grand-mère sortit de la grange. Elle avait sa canne, elle était courbée en deux. Elle marchait lentement. Et puis elle s’envola.
Mon arrière-grand-mère, Charlotte avait toujours exercé sur moi un pouvoir de fascination. Elle était maigre. Son visage émacié, ridé, son nez aquilin, ses yeux bleus, perçants, son chignon savant qu’elle refaisait chaque jour, en plantant des épingles avec soin dans sa longue chevelure blanche, tout pour moi était mystère.
Elle était la sorcière des contes d’enfant. Elle ne parlait presque pas. Elle échangeait parfois quelques mots de patois avec mon grand-père. Elle faisait danser ses longs doigts sur l’accoudoir de son fauteuil. Elle n’avait pas l’air commode mais il lui arrivait de sourire quand elle nous prenait sur ses genoux.
Elle s’envola…Oui, je vous le jure, elle s’est vraiment élevée dans le ciel, sans effort, sans mouvement. Ce n’était pas une vision de l’esprit, ce n’était pas non plus une métaphore. Elle n’est pas morte, elle n’est pas allée au ciel. Elle a bel et bien fait de la lévitation.
Je me suis frotté les paupières, j’ai tendu un doigt étonné, j’ai voulu appeler, mais les sons ne sont pas sortis de ma gorge. J’ai juste écarquillé les yeux, j’ai juste ouvert la bouche comme un four. Elle est restée en l’air, avec sa canne, suspendue, heureuse, souriante, tranquille. Elle est montée de quatre ou cinq mètres, au moins. Un spectacle, une curiosité. Et puis elle s’est reposée sur le sol, légère, délicate comme une plume et elle a repris sa marche courbée et laborieuse. Elle m’a vue derrière la fenêtre et j’ai dû me pincer quand elle m’a fait un clin d’œil.
J’avais sept ou huit ans. Je n’avais pas bu et je n’avais pas fumé. J’ai vu ce que j’ai vu, j’en ai gardé la conviction toute ma vie. Je crois évidemment à la lévitation. Mr Vertigo est un témoignage.
D’ailleurs, on s’élève. Comment ne pas y croire ? Qu’on soit professeur ou parent, on élève, on a des élèves, on s’élève…Et on retombe. Parfois sur ses pieds, parfois à côté. Mais la vie est effectivement faite de hauts et de bas.
Charlotte vola pour moi, ce jour-là. Comme pour me dire que tout était possible. Elle m’avait appris la liberté.
Je n’avais rien compris, j’avais douté de moi. J’avais eu peur, j’avais voulu garder les pieds sur terre. On était très terre à terre à la maison. Très peu porté sur le surnaturel. Alors j’avais rêvé, voilà tout. Et surtout, je n’en ai jamais parlé à personne.
Le disque de mon rêve sauta brusquement et je me retrouvais entourée de toutes les femmes de ma vie qui me hurlaient des choses en silence. Mais sur leurs lèvres, j’ai lu… « Vole ! »


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