Pages

vendredi 20 octobre 2017

Carte Mère - Deuxième partie - Chapitre 10


La secrétaire de Suzy m’a fait patienter un moment dans la salle d’attente. L’avocate était déjà en rendez-vous. J’ai fait la liste de mes questions, dans ma tête. Il faudrait que je commence par ce qui m’avait amenée ici la première fois : l’affaire Rasier avait-elle des suites ? Puis il faudrait que j’explique que je n’étais pas là que pour ça. Elle allait peut-être penser que j’abusais. Peut-être qu’elle se douterait que tout cela n’était que prétexte pour la revoir. Je me faisais déjà tout un petit scénario fantasmagorique. Erotique. Mais nous ne sommes pas dans un Arlequin. En tout cas, ces petites pensées interdites étaient comme des bonbons : elles faisaient du bien à peu de frais. Le trouble que j’éprouve dans les jeux de séduction me sont bien meilleurs encore que la réalité d’une relation amoureuse. C’est sans doute pour cela que je suis seule. Je préfère la longue montée des marches, la découverte de l’autre, la délicatesse d’un regard qu’on imagine porteur de sens. Dès qu’on ouvre la porte de la chambre, je me retrouve vide de tout désir. Ou était-ce une idée dont j’essayais de me persuader ?

La porte du cabinet s’est ouverte et un homme élégant en est sorti. Un grand brun, en costume, son manteau sur le bras, une mallette dans l’autre, un sourire assez ravageur sur les lèvres…Beau et sympathique, ai-je pensé. Petit effondrement de mon cœur, subite envie de pleurer : évidemment, c’est son mari, je n’ai aucune chance. Il pouvait bien être un client, mais ma confiance en moi, si fragile, me soufflait le contraire. J’ai failli partir. Je n’ai pas eu le temps de le faire : Suzy m’a littéralement sauté dessus « Madame Quépié, je suis contente de vous voir. J’allais vous appeler. J’ai des nouvelles de l’avocat de la rédaction du journal et de Maître Bonneterre : ah ! quand il s’agit de médias et de politique, les choses avancent vite, ce n’est pas comme pour des affaires de petits malfrats ou pour des soucis de voisinage ! Donc, les nouvelles sont bonnes pour vous : après examen du dossier, vous avez bien fait de ne pas vous associer au journal et de mon côté, j’ai négocié et votre dossier était complet, merci : tout le monde reconnaît finalement que votre responsabilité n’est pas engagée. Maître Bonneterre va consulter Samuel Rasier, mais il semble probable qu’il retire sa plainte contre vous, pour se concentrer sur le journal… Par contre vos anciens collègues ont peut-être un peu plus de souci à se faire : l’avenir nous dira si le juge souhaite poursuivre. Il a 3 mois pour le faire… »

Abasourdie par tant d’informations, je ne savais plus pourquoi exactement j’étais venue. Voilà un problème qui semblait être résolu ! J’ai souri, j’ai bégayé. Je faisais vraiment bonne impression, encore !

« - Eh bien…formidable, merci ! Combien je vous dois ? 
- Mais rien, bien entendu : vous m’avez apporté cette affaire sur un plateau, vous aviez constitué le dossier, j’ai eu un ou deux coups de fil à passer…Et la plainte est retirée, affaire classée. Ce fut un plaisir de faire votre connaissance…je…vous… »

C’est la part la plus téméraire de ma personne qui s’est jetée sur cet instant d’hésitation :

« - Je peux prendre encore un peu de votre temps, malgré tout ? »

Alors nous sommes entrées dans son bureau et j’ai décidé de parler d’abord de Monsieur Ninne. J’ai sorti la lettre. Elle m’a dit qu’elle n’était pas encore au courant de sa mort, que les autorités judiciaires ne l’avaient pas encore prévenue. Je lui ai expliqué que j’avais fait quelques recherches dans l’appartement pour trouver la lettre, mais que ni les pompiers, ni la police ne l’avait lue.

« - Ah ! Vous êtes ce genre de curieuse ! Il est vrai que vous êtes journaliste ! »

Elle a parcouru rapidement la lettre.

« - Mais si je comprends bien, Monsieur Ninne ne vous avait pas tellement bien cernée ! Vous vous intéressez quand même un peu aux autres ! C’était un homme surprenant : je ne l’ai rencontré que peu de fois, pour son testament, mais il m’a paru très ferme sur ses positions. Sa lettre ne dit pas le contraire : c’était un être obtus, plein de préjugés…Bref…Je vais garder cela et je préviendrai la police. »

Il me restait une question à poser, à propos de ma mère. Mais j’avais l’impression qu’elle était pressée d’en finir. Un peu déçue, un peu contrainte, j’ai dit merci, j’ai dit au revoir. Debout devant la porte, pleine de regrets, déjà, sachant par avance que je passerais ma nuit et le jour suivant à refaire l’entretien, à repenser à ce que j’aurais dû dire, à ce que j’aurais dû faire, j’ai décidé de prolonger un peu l’instant, m’en remettant encore une fois à mon instinct.

« - Ah ! Une dernière chose, qui n’a rien à voir, une question qui me tombe dessus, j’ai failli oublier… »

Elle m’a invitée à me rasseoir, à contre cœur, me suis-je dit...Mais tant pis, je voulais prolonger l’instant :

« - Ma mère est en maison de retraite. Comme vous le savez, je suis chômeuse depuis hier, mes revenus vont chuter et jusque là, chaque mois, j’aidais maman à payer son loyer. Rapidement, cela va devenir compliqué. J’aimerais vendre son appartement, pour assurer l’avenir, mais je ne connais pas la démarche…Une tutelle est nécessaire, non ? 
- Oui, en effet. Il faut qu’un expert reconnaisse l’incapacité de votre mère à gérer ses affaires puis une mise sous tutelle : vous aurez alors la gestion de ses biens et vous pourrez vendre. L’usufruit reviendra toujours à votre mère, évidemment. Mais ce soir, je n’ai pas le temps d’aller plus loin. Je dois sortir plus tôt, veuillez m’excuser. En sortant, prenez un rendez-vous avec ma secrétaire. Nous aurons l’occasion de nous revoir, comme ça ! C’est un plaisir ! »

C’était une formule de politesse, mais je me sentis rougir comme une gamine.

J’ai pris un rendez-vous pour le jour suivant et je sortis de là en voyant la vie autrement : le monde était neuf comme un œuf du jour, l’herbe – même gelée – était plus verte et l’or du soir qui tombait me baignait d’un sentiment chaud, puissant et radieux. Je me suis dit que j’étais aussi bête et naïve que la voisine d’en face, mais qu’il n’était pas désagréable de l’être !

2 commentaires:

Herclinze a dit…

C'est moins emmerdant que Julien Green.

Cycee a dit…

Peut-être un peu d'homosexualité, mais beaucoup moins de catholicisme...c'est déjà ça...