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vendredi 8 mai 2020

Journal de guerre contre un virus #54

Je n’ai pas de fièvre.

Heureusement. Je suis sortie aujourd’hui et je ne suis pas sûre d’avoir pu échapper aux drones qui sillonnent désormais notre ciel. Je ne suis pas sûre d’avoir pu échapper à la caméra thermique à l’entrée de chaque magasin. Je suis sûre d’avoir un traceur dans mon téléphone qui permet de connaître ma température, entier et décimale, à chaque seconde.

Au début je me disais, toutes ces données, toutes ces informations, toutes ces datas, qui les lit, qui les analyse, qui peut bien en avoir quelque chose à faire de savoir si je suis bien allée à la selle ce matin et si la couleur ou la consistance en était conforme à ce qu’on attend d’un citoyen honnête ?

Au début, j’ai même joué le jeu innocemment. J’ai trouvé ça amusant de rentrer mes données médicales dans l’appli de mon téléphone. J’ai trouvé formidable de savoir combien de pas je faisais chaque jour, combien de calories j’avais consommées, combien d’étage j’avais montés. Et je me suis éclatée en battant mes propres records, en cherchant à améliorer mes moyennes, à me réjouir d’effectuer plus de pas que 65% du reste de la population.

J’ai téléchargé une appli qui me permettait de tenir le calendrier précis de mes migraines, puis une autre qui me disais quand j’aurais mes prochaines règles et qui m’incitait à préciser la nature de ma glaire cervicale ainsi que le nombre de mes rapports sexuels.

Là, j’ai trouvé que ça allait un peu loin. Mais c’était tellement pratique, cette petite alerte avec un smiley qui faisait la tête pour me dire “Vos règles vont bientôt débuter.”

Je n’avais même pas remarqué que tout cela était synchronisé dans le téléphone, que l’appli “coeur” recensait le tout. Un jour, j’ai eu une alerte qui m’avertissait que je ne bougeait pas assez. Un autre jour, le portable a vibré pour me dire que mon IMC, mon indice de masse corporelle, frôlait dangereusement la catastrophe et que l’analyse de mon taux de graisse et de ma masse musculaire était une mise en danger de ma santé.

Le téléphone m’a proposé une nouvelle application qui permettait de déposer une goutte de sang sur la caméra avant de l’appareil pour une analyse complète. Suspicion de diabète, voilà le message qui s’afficha aussitôt par SMS. Consultez votre médecin.

J’étais à la fois ébahie et effrayée. Je suis allée consulter aussi sec. Et l’appli n’avait pas menti. J’avais un peu trop de sucre dans le sang. Depuis j’ai changé mon mode de vie et je vais mieux. J’étais assez enthousiaste, dans le fond, à propos de toutes ces nouvelles technologies.

Et puis il y a eu le COVID. L’Etat s’en est mêlé. En choisissant une appli fabriquée par le ministère des Armées, dans le plus grand secret, on ne savait pas trop à quoi s’en tenir. Cela pouvait être un bide, digne du porte-avions Charles De Gaulle ou alors le pire outil d'espionnage pervers jamais imaginé.

Il y a eu des tractations avec les GAFA, pour récupérer les données existantes. Les GAFA étaient réticents, mais les promesses à propos des impôts, les garanties financières pour protéger les monopoles de ces géants mondiaux de l’informatique, des communications et du commerce suffirent à les faire plier.

A partir de 2020, donc, l’Etat connaissait tout de l’état de mes glaires cervicales et de la durée de mes règles et j’avoue que cela me faisait beaucoup rire. Je ne comprenais pas vraiment le problème. Je me disais que cela n’avait pas d’impact sur ma vie, que je n’avais finalement rien à cacher de ce côté là et que si l’on pouvait pister le virus efficacement, cela pouvait valoir le coup de divulguer chaque mois mon niveau de tension mammaire.

Et le temps a passé. On a trouvé un vaccin contre le COVID-19 et on a complètement oublié cette appli installée dans le fin fond des réglages obscures de notre smartphone. On a complètement omis l’idée de désactiver ce truc. On n'y a pas plus pensé qu’à nos données de localisation, notre partage de connexion, ou à l’accès par Facebook et à toutes ses applications connexes, à notre date d’anniversaire, à la liste de nos amis, à l’ensemble de nos statuts, à ce qu’on avait mangé la veille, à nos états d’âme à propos de la politique ou de notre belle-mère, à nos petites faiblesses populistes, à nos mauvaises plaisanteries et à nos amours secrètes.

On s’est endormi dans un bien-être sûr, ravis de ces outils sociaux, accoutumés aux gestes barrières, mais prêts à livrer nos âmes à des machines.

Et puis en 2027, un virus est revenu. Bien plus virulent. Bien plus inquiétant. Bien plus mortel. Le gouvernement d’alors venait d’être élu d’une courte tête. Le 2e mandat de Macron avait été désespérant de médiocrité, le peuple ne croyait ni en lui, ni en rien et avait finalement donné son quitus à un homme qui ressemblait assez à Trump, mais en plus charmeur, parce qu’en France, on aime le charme. L’homme était un vil populiste, bête comme statut Facebook de fin de soirée arrosée. Il était taillé pour l’époque qui avait vu le QI de la population se rapprocher dangereusement de celui de Nabilla.

Quand l’épidémie se déclencha, nous n’étions pas plus prêts qu’en 2020. Les hôpitaux publics avaient été désossés, la Sécurité Sociale avait été réduite à peau de chagrin, la misère de près de deux tiers de la population était telle que la débrouille et l’absence d’assurance privée était la règle. Les ravages de l’alcool et de la malbouffe étaient tels que c’était dans les mêmes proportions que les alertes “Diabète” et “Obésité” tombaient sur les téléphones portables des citoyens. Tout le monde était gros, gras, malades de pauvreté, mais nourris d’écran comme jamais.

L’appli fut réactivée. Et il fut décrété que pour protéger les gens sains, il fallait isoler les malades au premier signe de fièvre. On a réquisitionné des gymnases, des stades, des salles des fêtes. On dit que les conditions sanitaires y sont déplorables. On dit que les gens y tombent comme des mouches. On dit que chaque jour, des hommes vêtus de combinaisons plastiques et masqués autant qu’on peut l’être, viennent ramasser les cadavres, qu’ils les enferment dans de grands sacs poubelle. On dit qu’ils n’apportent jamais de nourriture, ni de bonne nouvelle. On dit que les râles des malades y sont terrifiants. On dit qu’il y a aussi des enfants qui meurent là.

Quand je suis sortie ce matin, je n’avais pas de fièvre. Cependant, en rentrant chez moi, j’ai reçu une alerte provenant de la caméra thermique de la boulangerie. Peut-être qu’elle était déréglée. Je n’ai pas de fièvre, mais on vient de tambouriner à ma porte.

Les hommes en combinaison viennent me chercher.


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