Je n’ai pas de fièvre.
Je ne sais pas si c’est vraiment un bien de ne pas avoir de fièvre. Il vaudrait sans doute mieux y passer une bonne fois pour toute, en avoir le coeur net, y rester ou s’en sortir. Et puis le cimetière ou le boulot.
“Monotonie”
Monotone, une journée succède l'autre,
toujours pareille à celle d'avant.
Les mêmes gestes qui se répètent,
les mêmes moments viennent et nous quittent.
Un mois succède à l'autre;
l'ennui d'hier, qui nous revient.
Et ce demain que l'on espère
finit par ne plus être demain.
C’est un poème de Constantin Cavafis. C’était un poète grec du début du XXe siècle. Il n’était pas marrant, marrant. Il a commencé à écrire à la cinquantaine ou du moins, il n’a publié ce qu’il écrivait qu’à partir de cet âge. Et il parlait souvent avec nostalgie de sa jeunesse, de ses regrets, de ce qu’il avait perdu, notamment des plaisirs sensuels perdus. C’est une poésie très belle et très sensible. Et cela colle assez bien à notre période.
Fin de l’interlude culturel.
“Et ce demain que l’on espère
finit par ne plus être demain.”
C’est l’incertitude qui nous plombe. On a beau dire, le monde tel que nous le connaissions avant ce confinement était plutôt rassurant : nous le connaissions. Nous en connaissions les travers, les défauts, les bons côtés. Nous n’avions pas de surprises. Nous essayions de le rendre supportable, avec des femmes et des hommes de bonne volonté, d’en apaiser les querelles, d’en réduire les inégalités.
Mais ce confinement ne fait que révéler ses failles, ses absurdités, ses injustices criantes. Les inégalités sociales, l’isolement des vieux, la précarité toujours plus grande, la solitude des grandes villes, la misère humaine dans toute sa splendeur, dans toute sa décadence.
J’ai déjà évoqué ici et là, les paumés, les perdus, les fous sous mes fenêtres. J’ai déjà parlé de mes élèves aux conditions de vie sommaire. Je sais les placards vides, j’imagine les angoisses. Je pourrais parler des questions qu’on me pose en tant qu’élue, les incompréhensions, les peurs irrationnelles de ceux qui n’osent même pas sortir de chez eux pour aller faire des courses ou pour prendre l’air quelques minutes. Je comprends la détresse que ce doit être pour eux de ne plus avoir de contact avec d’autres êtres humains.
Mais qui suis-je pour en parler, dans le fond, du haut du balcon de ma petite vie bourgeoise ?
Je n’ai jamais pensé que l’empathie était un défaut. Et mes angoisses valent bien celles des autres. En fait, l’absurdité de ce confinement commence sérieusement à attaquer ma raison. Mais comprenez-vous vraiment ce qui se passe, vous ? Comprenez-vous pourquoi soudain, ma mère qui vit seule ne peut plus voir personne, ne peut plus embrasser son petit-fils ? Comprenez-vous pourquoi la voisine du dessus ne voit plus sa fille, se sent seule à pleurer, pourquoi, elle qui était déjà affaiblie, ces derniers temps, a, en trois semaines perdu toute envie de vivre, isolée, triste, sans espoir de revoir ceux qu’elle aime ? Comprenez-vous pourquoi on ne peut plus rendre visite aux vieux dans les Ehpad ? Le comprenez-vous vraiment ?
Comprenez-vous vraiment pourquoi, du jour au lendemain, on a agité une grande peur, la peur de la mort, pour réduire soudain nos libertés, pour fermer tout, pour contraindre les gens au chômage et à la mort sociale ?
Tous ces efforts pour recommencer ensuite les mêmes erreurs. La même surconsommation, la même croissance à tout crin, les mêmes pots de yaourts emballés par seize dans du plastique et du carton. Les mêmes avions qui décolleront pour les mêmes piscines et les mêmes hôtels standardisés aux quatre coins du monde. Les mêmes touristes absurdes qui diront “cet été, nous avons fait la Tunisie”, Tunisie qui aurait pu être la Turquie, un paquebot géant sur n’importe quelle flaque d’eau du monde entier ou la Thaïlande sans que cela ne change rien au “all inclusive” et à la piscine bleue turquoise, qu’on aurait pu avoir à 50 mètres de chez soi.
Pourquoi cela changerait, par un coup de virus magique ? C’est le standard que l’on nous impose comme idéal de vie depuis des décennies et que nous avons tous décidé d’accepter.
Allez...un autre poème de Cavafis. Pas plus drôle. Mais tellement en adéquation avec mon esprit du jour…
“Les fenêtres”
Dans ces chambres obscures où les journées me pèsent
je rôde ça et là pour trouver les fenêtres. -
Qu'une seule
soit ouverte pourrait me consoler. -
Mais les fenêtres sont introuvables
ou bien est-ce moi qui ne sait les trouver.
Peut-être vaut-il mieux ainsi,
la lumière pourrait être un nouveau supplice.
Sait-on
ce qu'elle peut amener avec elle?
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