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jeudi 23 avril 2020

Journal de guerre contre un virus #39

Je n’ai pas de fièvre.

On ne peut pas toujours être cynique et désabusé. J’inquiète ma famille inutilement. Certes, ce que l’on vit en ce moment n’est guère réjouissant.

Essayons cependant de relativiser. Toujours. C’est ce que fait toujours l’être humain.

Hier soir, on a regardé le dernier spectacle d’Alex Lutz. J’aime beaucoup cet artiste. Dans un de ses sketchs, il faisait très justement remarquer que l’être humain était le seul, dans le règne animal à commettre les pires horreurs et puis, immédiatement après, les plus grandes oeuvres…

Il prenait l’exemple de la seconde guerre mondiale : l’humanité a passé 6 ans à se flinguer, à se balancer des bombes sur la tronche. Puis immédiatement après, Saint-Germain-des-Prés, le jazz...Tanks, camps de concentration, et hop ! Trompette ! Le lion, ajoutait-il, quand il a zigouillé une antilope, ne fait pas la fête, juste après.

C’est beau, cette capacité, ce don pour le bonheur.

C’est souvent sur ces contrastes propres à la vie que les oeuvres d’art un peu intéressantes fonctionnent.

Un Nocturne de Chopin peut commencer par quelques notes guillerettes, sur un accord majeur, puis continuer par des passages beaucoup plus sombres. La vie est ainsi faite, de ses hauts et de ses bas.

La mort se cache toujours dans les plis de l’oreiller qui accueillit le plus grand des bonheurs.

Comme je n’ai pas grand chose à dire aujourd’hui, mis à part ces banalités, je vous offre un poème de Rimbaud, qui nous suggère ce que nous pourrions faire à la fin du confinement :

Sensation
Par les soirs bleus d’été, j’irai dans les sentiers,
Picoté par les blés, fouler l’herbe menue :
Rêveur, j’en sentirai la fraîcheur à mes pieds.
Je laisserai le vent baigner ma tête nue.

Je ne parlerai pas, je ne penserai rien :
Mais l’amour infini me montera dans l’âme,
Et j’irai loin, bien loin, comme un bohémien,
Par la Nature, – heureux comme avec une femme.

Mars 1870
Arthur Rimbaud

Et une chanson de Juliette, qui tient un peu du Nocturne de Chopin...et qui dit si bien les contrastes de la vie.


Sur l'oreiller 
J'aurai beaucoup trop chaud peut-être 
Il fera sombre, que m'importe 
Je n'ouvrirai pas la fenêtre 
Et laisserai fermée ma porte 

Je veux garder pour en mourir 
Ce que vous avez oublié 
Sur les décombres de nos désirs 
Votre parfum Sur l'oreiller 

Laissez-moi deviner 
Ces subtiles odeurs 
Et promener mon nez 
Parfait inquisiteur 

Il y a des fleurs en vous 
Que je ne connais pas 
Et que gardent jaloux 
Les replis de mes draps 

Oh, la si fragile prison! 
Il suffirait d'un peu de vent 
Pour que les chères émanations 
Quittent ma vie et mon divan 

Tenez, voici, j'ai découvert 
Dissimulées sous l'évidence 
De votre Chanel ordinaire 
De plus secrètes fulgurances 

Il me faudrait les retenir 
Pour donner corps à l'éphémère 
Recomposer votre élixir 
Pour en habiller mes chimères 

Sans doute il y eut des rois 
Pour vous fêter enfant 
En vous disant 
"Reçois Et la myrrhe et l'encens" 

Les fées de la légende 
Penchées sur le berceau 
Ont fleuri de lavande 
Vos yeux et votre peau 

J'ai deviné tous vos effets 
Ici l'empreinte du jasmin 
Par là la trace de l'oeillet 
Et là le soupçon de benjoin 

Je pourrais dire ton enfance 
Elle est dans l'essence des choses 
Je sais le parfum des vacances 
Dans les jardins couverts de roses 

Une grand-mère aux confitures 
Un bon goûter dans la besace 
Piquantes ronces, douces mûres 
L'enfance est un parfum tenace 

Tout ce sucre c'est vous 
Tout ce sucre et ce miel 
Le doux du roudoudou 
L'amande au caramel 

Les filles à la vanille 
Les garçons au citron 
L'été sous la charmille 
Et l'hiver aux marrons 

Je reprendrais bien volontiers 
Des mignardises que tu recèles 
Pour retrouver dans mon soulier 
Ma mandarine de Noël 

Voici qu'au milieu des bouquets 
De douces fleurs et de bonbons 
S'offre à mon nez soudain inquiet 
Une troublante exhalaison 

C'est l'odeur animale 
De l'humaine condition 
De la sueur et du sale 
Et du mauvais coton 

Et voici qu'ils affleurent 
L'effluve du trépas 
L'odeur d'un corps qui meurt 
Entre ses derniers draps 

Avant que le Temps souverain 
Et sa cruelle taquinerie 
N'emportent votre amour ou le mien 
Vers d'autres cieux ou d'autres lits 

Je veux garder pour en mourir 
Ce que vous avez oublié 
Sur les décombres de nos désirs 
Toute votre âme sur l'oreiller.

Juliette Noureddine

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